Interview de Eric Briones (dit Darkplanneur) auteur du livre « Luxe & Digital »
Les acteurs du luxe se sont-ils fait dépasser par le digital ? Comment existent-ils sur le web ? En quoi leur apport est-il unique ? Dans Luxe et digital (Dunod, 2016), Éric Briones analyse les convergences entre ces deux univers et lutte contre l’idée reçue de la suprématie du digital sur le luxe. Il trace également les perspectives d’évolution du luxe dans l’univers du digital ou en le prenant en compte avec cette capacité unique d’offrir à ses clients une expérience inoubliable en conjuguant on-line et off-line…
Internet prône la gratuité, le troc, les réseaux de partage… est-ce compatible avec l’image du luxe ?
Le travail que nous avons mené pour la rédaction de cet ouvrage a consisté à adopter une vision différente afin de réconcilier luxe et digital. En effet le digital ne se résume pas au troc et à la gratuité. Nous avons donc réfléchi aux points communs entre ces deux univers. On constate que les deux secteurs partagent une véritable obsession du détail et de la précision ultime !
En outre, les grandes marques du luxe et celles du digital sont nées de disruption… Chanel, Saint Laurent ont révolutionné le vestiaire des femmes, comme les entreprises du digital ont modifié profondément certains de nos modes de vie… L’importance des brevets de part et d’autre souligne un autre point commun… Enfin parmi les points communs marquants on peut encore citer l’entreprenariat et si l’on compare les trajectoires de créateurs comme Vuitton, la Veuve Clicquot avec les fondateurs de Google, Apple, Microsoft, entre autres, on retrouve l’idée d’aventure entrepreneuriale.
Ces deux univers ont donc de nombreux points communs et au final la gratuité, souvent brandie pour le digital, est un leurre…
Comment le secteur du luxe a-t-il abordé le virage du digital, quelles marques ont été pionnières ?
L’ouvrage lutte contre l’idée reçue du complexe supposé du luxe vis-à-vis du digital… Par exemple, de nombreuses marques ont une présence forte sur Internet, Hermès qui a ouvert dès 2002 une e-shop sur le web, Longchamp également, Burberry avec son Art of trench, puis myboucheron.com qui offre une expérience de réalité augmentée pour essayer des bijoux à distance ou encore Dior présent sur Second Life… Les marques du luxe ont investi Internet mais en respectant leurs valeurs, ce que les lobbyistes dénoncent car leur combat est de mettre à mal la distribution sélective et de démontrer que les marques du luxe ne parviennent pas à s’aligner…
Parmi les marques pionnières il y a deux mondes… pour les Anglo-saxons, on citera Burberry qui utilise le digital comme pour un blockbuster hollywoodien en allant chercher des millions de fans, et Tiffany… En France, trois marques sont emblématiques : Chanel, pour son art du storytelling en vidéo sur You tube, la marque a développé un réel savoir-faire pour se raconter ; Louis Vuitton, pour sa vision très stratégique : la marque a inventé un monde post-digital où il n’y a plus de frontières entre le virtuel et le réel avec, comme symbole, ses expositions itinérantes, pendant de l’expérience digitale, mais en contrecarrant les limites du digital à susciter de l’émotion. Ici, l’approche est clairement commerciale puisque comme le dit Michael Burke « le like ne fait pas le buy » ; enfin Hermès, qui a réussi à développer une digitalisation singulière dans ses contenus, avec la capacité d’ajouter une dimension d’enchantement aux expériences de shopping en ligne….
Comment le digital permet-il d’enrichir l’expérience de l’acheteur de produits de luxe ?
Le digital a apporté au consommateur l’expérience de l’e-commerce, avec le modèle Amazon très dominant , qui a façonné nos modes d’achat sur Internet. Le luxe a pris le temps pour entrer en e-commerce et lui seul arrive à créer une expérience d’achat en ligne qui donne émotion et frissons…Jacquemus, marque de vêtements, propose une boutique en ligne qui ressemble à un roman-photo poétique où l’on se promène dans la vie de la femme Jacquemus (tout près d’une centrale nucléaire). Hermès et sa maison des carrés, dédiée au carré Hermès nous plonge dans un conte illustré. Quant à Cartier, il propose à l’acheteur une expérience émotionnelle et d’excellence, qui conjugue on-line et off-line, jusqu’à l’expérience de la livraison personnalisée, avec boîte rouge et message signé.
Les boutiques et les vendeurs du luxe vont-ils évoluer du fait du digital ?
La pensée post-digitale est en action. La boutique a un rôle stratégique, le mythe e-commerce est tombé et les experts s’entendent pour dire que le volume d’achats en ligne ne devrait plus dépasser 30 %. D’ailleurs un acteur comme Ventes privées veut se développer sur un nouveau créneau l’entertainment, avec salle de spectacles et une boutique qui proposera une expérience de digital augmenté.
En ce qui concerne le luxe, il faut repenser le rôle du vendeur… par exemple un nouveau réseau social dédié aux vendeurs du luxe, myluxee, vient de s’ouvrir. Chaque vendeur y dispose d’une fiche qui permet aux clients de connaître son profil, afin de créer un lien. L’idée est d’offrir toujours plus d’expérience au client. D’ailleurs même des pure players dans l’univers de la joaillerie comme Gemmyo met ses clients en contact direct avec un vendeur qui va les conseiller.
L’un des messages forts que le digital adresse au luxe doit l’inciter à développer une digitalisation singulière. Le luxe doit capitaliser sur son savoir-faire pour civiliser le digital et remettre l’humain au centre, avec un vendeur en mode mentaliste des médias sociaux… Pour exemple, la fondatrice d’Eternamé, petite marque de bijoux, rencontre ses clients dans les hôtels de luxe et fait des fiches sur chacun d’eux pour connaître ses goûts, afin de préparer ses visites, Le vendeur de produits de luxe doit devenir littéralement le mentaliste de son client. Par ailleurs, la notion de protection des secrets et de l’anonymat fait aussi partie de la relation client/vendeur et figure dans les contrats de travail du luxe. Dans ce souci de protection du secret, marque de fabrique du luxe, on assiste déjà à la création de produits comme la montre connectée qui protège toutes les données de son possesseur et lui propose même de garder ses secrets dans un coffre-fort en Suisse…