L’amélioration durable du pouvoir d’achat et la réduction des inégalités de revenus ne sont pas obligatoirement les ennemies de notre dynamique compétitive ! Rencontre avec François Perret.
François Perret, dans votre ouvrage, vous constatez qu’il existe depuis des décennies en France et en Europe un immobilisme salarial. Pourquoi ?
Depuis la fin des années 1970, on observe un peu partout dans les principaux pays développés une tendance à l’augmentation moins rapide des salaires que celle des gains de productivité. Avec, à la clé, une baisse de niveau de vie des populations. La France est certes moins touchée que d’autres, à commencer par les Etats-Unis où ce phénomène n’a cessé de se renforcer. Néanmoins, la croissance des salaires dans l’hexagone croit très lentement, ce qui est très préoccupant avec la montée par ailleurs des dépenses dites « contraintes » (logement, transport, etc.). Les salaires réels sont en baisse en 2022, car ils ont augmenté moins vite que les prix sur un an.
En dehors du contexte spécifique de l’inflation cette année, les causes plus structurelles de cet immobilisme salarial de longue date sont de plusieurs ordres. Quand on regarde les choses à la loupe, on voit que plusieurs éléments se détachent : une exigence toujours plus forte de rentabilité du capital ; la désindustrialisation s’accompagnant d’une baisse tendancielle des gains de productivité ; l’affaiblissement du pouvoir des syndicats ; sans doute aussi la baisse tendancielle de la durée du travail ; enfin, dans certains secteurs, les atteintes à la libre-concurrence, qui pèsent à la baisse sur les rémunérations.
Le retour de l'inflation oblige le gouvernement à annoncer de multiples mesures "pouvoir d'achat" pour que les Français s'en sortent. Le travail ne paie plus suffisamment à lui tout seul ?
Le gouvernement a été bien avisé de ne pas prendre l’inflation à la légère. Depuis octobre 2021, il a mis sur la table plusieurs dizaines de milliards d’euros pour protéger les Français contre des relèvements inconsidérés des prix du gaz et de l’électricité. Puis le panel de mesures s’est encore accru avec la loi portant sur les mesures d’urgence pour protéger le pouvoir d’achat, promulguée le 16 août dernier. Le résultat, c’est que les entreprises françaises et les ménages sont un peu moins touchés qu’ailleurs en Europe par la hausse générale des prix de l’énergie et de l’alimentation.
Mais je veux être clair : si la solidarité publique doit jouer dans les circonstances macro-économiques que nous traversons, elle ne peut pas suppléer l’initiative privée en totalité. Les prestations sociales ont été revalorisées à plusieurs reprises. Le SMIC a été relevé quatre fois en moins d’un an. Les points d’indice de la fonction publique ont été revus à la hausse à +3,5% à l’été 2022. Attention aux conséquences sur notre déficit public !
C’est aussi aux branches professionnelles et aux entreprises de faire une partie du chemin pour venir en soutien au pouvoir d’achat. J’appelle donc à l’ouverture au second semestre d’un nouveau round de négociations salariales dans les entreprises qui le peuvent, afin que les collaborateurs soient le moins pénalisés possibles par la montée des prix. Plus structurellement, deux tiers d’entre eux estiment déjà ne pas être rémunérés à la hauteur de leur contribution. Il y a en effet du chemin à faire pour que le travail paye mieux. Il en va à la fois de la motivation des salariés, de l’efficacité économique et d’une plus juste répartition des fruits de la croissance !
Le capitalisme actionnarial, qui redistribue les profits en faveur des actionnaires au détriment de l’emploi et des salaires, pose la question sur l’éthique de cette répartition ainsi que sur son efficacité économique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je suis préoccupé, car autant je partage entièrement le credo qui consiste à faire de la réindustrialisation le moyen clé du redressement productif et commercial français, autant je pense que nos entreprises doivent repenser l’équilibre de répartition entre profits et salaires. Songez qu’en Europe, la part de la valeur ajoutée distribuée aux salariés recule depuis les années 1980 pour passer de 68% à 60% environ aujourd’hui. Elle recule fortement aux Etats-Unis. La part des salaires se réduit également fortement en Europe de 1980 à 2000 et de nouveau depuis 2010.
Je crois que le temps est venu de mieux associer les salariés aux résultats et aux décisions au sein de l’entreprise
Chaque année, on bat des records de versement des dividendes et on revalorise nettement les rémunérations des dirigeants et, d’un autre côté, on explique aux salariés que c’est toujours à eux de se serrer la ceinture. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi bien entendu : la prise de risque, c’est l’actionnaire qui la prend. Il est donc normal et cohérent qu’il tire une juste partie des bénéfices. Mais je crois que le temps est venu de mieux associer les salariés aux résultats et aux décisions au sein de l’entreprise.
Vous savez, quand une entreprise est bien alignée autour de ses dirigeants, que chacun se sent comptable des résultats et investi pour les améliorer, les performances de l’entreprise sont meilleures. Arrêtons de faire croire que le salaire des équipes et les rémunérations variables sont l’ennemi de l’emploi ! C’est tout le contraire.
Pour sortir de l’immobilisme salarial, vous proposez un pacte productif et salarial. De quoi s’agit-il ?
A court terme, nos marges de manœuvre sont faibles, tout particulièrement parce que l’industrie pèse seulement 10% de la valeur ajoutée nationale et que les gains de productivité ont fondu comme neige au soleil. Si on procède à un relèvement général et massif des salaires, la compétitivité de nos entreprises sera touchée. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire. Je propose plusieurs pistes, qu’on pourrait inscrire dans un nouveau compromis productif et salarial :
- relèvement de la rémunération des fonctionnaires qui favorisent à moyen terme le redressement de nos performances (enseignants, chercheurs...) ;
- création d’un revenu étudiant pour les 18-25 ans et amélioration du taux d’emploi des jeunes et des séniors ;
- revalorisation des bas salaires dans les secteurs non exposés à la concurrence internationale...
Mais la montagne devant nous, c’est la réindustrialisation !
Nous n’avons pas d’autre choix que d’aller plus vite dans cette direction si l’on veut retrouver des marges de manœuvre pour favoriser une nouvelle progression salariale significative à moyen terme.
Comme vous l’exposez dans votre livre, l’amélioration durable du pouvoir d’achat et la réduction des inégalités de revenus ne sont pas obligatoirement les ennemies de notre compétitivité. Pas de progrès social sans progrès économique ?
Notre pays, depuis l’apparition du clivage entre « Droite » et « Gauche » à partir de 1789, s’est construit autour de schémas idéologiques assez simplificateurs : « liberté » d’un côté, « égalité » de l’autre », comme si l’un devait exclure l’autre et réciproquement. Et on retrouve ces schémas simplificateurs en économie où l’on a divisé les théories économiques de marché entre celles défendant « l’offre » et celles proposant d’agir sur la « demande ». De sorte qu’en caricaturant à peine les choses, on reproche à ceux qui défendent la liberté économique de le faire au détriment de l’égalité et du progrès salarial. Et qu’on soupçonne ceux qui s’intéressent au progrès social de ne pas tenir compte des réalités économiques.
Mon livre Non, votre salaire n'est pas l'ennemi de l'emploi ! se veut précisément ouvrir une troisième voie, celle de la réconciliation entre impératif économique et progrès social. Comment imaginer qu’on pourra augmenter nettement les rémunérations si l’efficacité économique n’est pas au rendez-vous ? Et comment prétendre au succès productif et commercial si cela devait se faire contre l’intérêt des salariés ?
Ayons la lucidité de reconnaître l’enchevêtrement entre la logique économique et sociale, et l’interdépendance entre croissance, emploi et rémunération à moyen-long terme.
À qui conseilleriez-vous votre livre ?
Ce livre s’adresse d’abord à celles et ceux qui veulent comprendre comment se détermine leur salaire en France et en Europe. Au nom de quels arguments économiques, on a posé l’austérité salariale comme une règle. Et comment, ainsi prisonniers de ce système, non seulement on ne tient pas nos objectifs économiques, mais on produit aussi de la casse sociale. Ce livre est une recherche pour sortir de l’enfermement intellectuel qu’on nous inflige en économie et ouvrir des perspectives qui permettent de penser notre redressement productif et notre progrès social ensemble et non de manière disjointe.
Non, votre salaire n'est pas l'ennemi de l'emploi ! s’adresse clairement au gouvernement et aux partenaires sociaux pour leur demander de se mettre autour de la table en ce début de quinquennat, afin de déterminer ensemble des objectifs de conquête productive et commerciale assortis d’engagements sur la répartition des richesses qui seront créées pour qu’elle soit plus juste et plus efficace.