Rencontre avec Bénédicte Lombart, Infirmière et cadre Supérieure de Santé, Docteure en philosophie et éthique hospitalière
De votre position de soignante et philosophe, que vous inspire la situation actuelle ?
Le virus qui sévit actuellement nous place face à notre ignorance et ce dans de nombreux domaines. Aucun espace social, familial ou institutionnel n’échappe à ce constat. Les transformations et métamorphoses exigées par la cohabitation avec le virus COVID-19 s’invitent tant dans la sphère publique que privée. Il y a tant à interroger et à repenser qu’on sait à peine par où commencer. Il semble que cette confusion soit comme un signe à accueillir, comme une occasion à saisir pour laisser la pensée déambuler d’un étonnement à un autre. Le moyen peut être, de remonter le fil des événements, de traverser un brouillard d’interrogations, de dépasser aussi une forme de sidération. Une déambulation vertueuse, en quelque sorte, qui pourrait avoir pour fonction d’approcher un phénomène qui nous interpelle puisqu’il nous concerne. Ce phénomène est celui de la popularité des soignants auprès de l’opinion publique. Comment interpréter le dévoilement de cette popularité ?
Le soignant est désormais la nouvelle figure du héros, célébré publiquement.
Faut-il s’en réjouir ? Une célébration certes flatteuse mais qui semble ajouter quelque chose à la confusion générale. D’où l’intérêt, peut-être, de chercher à saisir les ressorts de ce phénomène, de repérer comment il s’enracine afin de lever le voile sur ce qu’il pourrait aussi cacher. La crise sanitaire que nous traversons est source inépuisable d’étonnement.
Cette notion semble importante selon vous pour comprendre la situation actuelle. Pouvez-vous la développer un peu plus ?
Reprenons donc ensemble la chronologie de nos étonnements. Difficile a postériori d’identifier l’étonnement inaugural ; mais nous pourrions postuler sur la surprise de découvrir à quel point ce virus a pu en quelques semaines mettre à mal l’entièreté des systèmes économiques et sanitaires planétaire dévoilant ainsi leurs failles et fragilités. Cette crise sanitaire est venue balayer l’illusion d’une toute puissance techno scientifique. La médecine moderne déploie de tels trésors d’innovations, de découvertes et de possibilités curatives qu’on en aurait presque oublié ses limites. Un dispositif scientifique moderne responsable ou plutôt complice d’un déni collectif de la réalité incontournable de notre vulnérabilité humaine. Une vulnérabilité qui comme nous le rappelle Corine Pelluchon tire son origine de mot « vulnus » qui signifie « blessure » en latin c’est-à-dire susceptible d’être blessé, dit quelque chose de notre fragilité « par l'altération possible du corps, par son exposition aux maladies et son besoin de soin et des autres.» [1]
Notre tendance à récuser notre vulnérabilité s’est accélérée avec les progrès de la médecine, notamment dans les pays riches et industrialisés, renforçant l’illusion d’une invulnérabilité. La pandémie du COVID-19 est venue rappeler combien nous restons à la merci de la maladie malgré toutes les connaissances médicales qui sont les nôtres.
Alors il y a presque de l’étonnement à constater que nous demeurons mortels. Les chaines de télévision se sont mises à tenir les comptes du nombre de morts, égrenés chaque jour, à la manière d’un score macabres. Les prises de parole récentes d’André Comte Sponville à ce propos sont intéressantes car elles prennent le contre-pied du discours médiatique ambiant. Ce philosophe met en perspective le nombre de décès liés au COVID avec le nombre de personnes qui décèdent chaque année d’autres types d’affection[2]. Il rappelle le nombre d’enfants qui meurent « simplement » de malnutrition à l’échelle mondiale chaque année sans que cela suscite la moindre émotion médiatique(voir l'article ici). Il semble indispensable que ce type de discours puisse être tenu dans l’espace médiatique actuel. En effet cela remet les choses en perspective et oblige les esprits à sortir d’une orchestration de la dramaturgie pandémique aliénante. Nous avons toutefois le devoir de nous méfier de la tentation d’opposer un drame à un autre. Il est probable que cela se rapporte à une autre manière de dénier le réel. Car une misère n’en disqualifie pas une autre et toute tragédie, quelle qu’elle soit, ne peut et ne doit, en effacer une autre. Car la crise sanitaire qu’il nous faut traverser actuellement est effectivement tragique tant d’un point de vue individuel que sociétal.
Au-delà des chiffres, des statistiques et des courbes ce sont bien des individus, des êtres singuliers qui tombent malades, qui meurent pour certains, tandis que d’autres personnes sont totalement isolées chez elles dans une solitude extrême ou vivent des drames sociaux, économiques ou familiaux à huit clos.
Comment expliquer dans ce cas que le professionnalisme des soignants soit devenu visible dans l’espace médiatique ?
Sur le plan sanitaire le nombre simultané de patients, l’intensité des symptômes, la gravité des manifestations, sont absolument inédits et ont réclamés une réorganisation totale des hôpitaux, de l’offre de soins ainsi qu’une mobilisation hors du commun des professionnels de santé. La spontanéité avec laquelle de nombreux soignants ont répondu à l’appel pour participer à la prise en soins des patients, a été remarquable. Un élan d’autant plus honorable que la tâche était ardue et les difficultés nombreuses. Les soignants se sont adaptés aux contingences d’une médecine technique de haute volée mais ont aussi su allier compétences techniques, relationnelles et qualités humaines pour accompagner les patients et particulièrement les personnes en fin de vie. Ces compétences et ce professionnalisme ne sont pas nés de la crise sanitaire. Celle-ci n’a fait que les révéler au grand public. Ce qui est étonnant tient sans doute au fait que l’espace public ne découvre qu’à cette occasion le professionnalisme et le rôle social des soignants dans notre société.
On peut faire l’hypothèse que dans cette période de pandémie où la peur de la contagion est omni présente, l’action soignante est apparue particulièrement courageuse au regard de l’exposition au risque qu’elle comportait. C’est sans doute par l’effet d’une peur projective que la population a pris conscience du dévouement des professionnels qui prennent le risque d’être malades pour soigner les autres. L’altruisme est alors apparu comme vertu cardinale effaçant les autres qualités professionnelles et construisant ainsi la figure du héros.
Comment faut-il interpréter selon vous le fait que les soignants soient présentés comme des héros ?
Il semble donc nécessaire de s’étonner d’un point de vue philosophique de l’attribution du statut de héros au soignant. S’étonner pour mieux réfuter cette figure car elle est un piège à plus d’un titre. Rappelons qu’à l’époque antique le hêros (en grec) est un démiurge. Or même à moitié, ceux qui soignent les malades, ne sont pas des dieux mais seulement des êtres de chairs et d’os, courageux certes mais aussi vulnérables parce qu’humains. Conférer aux soignants un statut héroïque (au sens antique du terme) pourrait implicitement disqualifier leurs qualités « humaines ». Le héros de l’époque moderne est quant à lui associé à l’idée de sacrifice. Cet aspect revêt l’inconvénient d’amalgamer l’action professionnelle, c’est-à-dire l’exercice d’un métier, la mise en œuvre de connaissances et de compétences longuement acquises, à un « don » (désintéressé) de soi. Ce statut est difficilement compatible avec la revendication d’une juste représentation sociétale y compris d’une reconnaissance salariale.
Que cache pour vous cette représentation dichotomique de la population ?
Mais il semble que l’inconvénient majeur de cette représentation héroïque concerne à la fois les soignants mais aussi le reste de la population. Le héros incarne celui qui agit en opposition à celui qui pâtit. Cette distinction renvoie dos à dos ceux qui agissent (les héros de la santé et aussi les personnes en charge du maintien des activités « vitales » de la société, caissières, agriculteurs, chauffeurs de camions, éboueurs…) et ceux qui pâtissent en restant confinés chez eux. La catégorisation de la population clive les individus tout en déniant leur pluralité, ce qui a pour conséquence d’ankyloser leur pouvoir d’agir dans l’espace politique, c’est-à-dire d’exercer leur citoyenneté. Pour Hannah Arendt « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine. »[3]… Un pouvoir d’agir qui ne peut se conjuguer que dans la pluralité selon Arendt car « l’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, […], correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. »[4] Il s’agit donc de réhabiliter l’expression citoyenne du souci de l’autre partagée à la fois par les soignants et par ceux qui se soumettent aux règles du confinement.
Quel est l’élément le plus surprenant dans le fait que la population soit touchée par les soignants ?
La célébration des soignants par une majorité de leurs concitoyens doit donc aussi être envisagée comme une expression du souci de l’autre, un témoignage du sentiment d’habiter un même monde. C’est là, l’occasion de mettre à jour une pépite d’émerveillement nichée au cœur de cette étrange célébration. L’étonnement surgit ici de la faculté d’être touché à un moment où il n’est plus du tout civique de toucher l’autre. Etre touché (par l’attitude) des soignants revêt un caractère de transcendance des restrictions de contacts humains imposées par l’épidémie. La population est touchée, par les soignants, ceux qui continuent à toucher les malades, à prendre soin d’eux. Les soignants sont eux même touchés par la détresse de leurs patients. Il y a là une forme de retrouvaille, de rassemblement des sensibilités qui unit les habitants d’un monde où l’adversité de la distanciation s’exprime à plein. C’est à ce titre que l’on peut être touché par la célébration des soignants à 20 h chaque soir.
A l’heure où la paranoïa hygiéniste menace, la célébration aux balcons ouvre donc une fenêtre sur l’espoir. Des fenêtres s’ouvrent, des sourires se croisent, des mains applaudissent, de la musique s’échappe, autant de signes qui disent quelque chose de la vitalité et de la créativité collective et citoyenne.
1- Corinne Peluchon : « Coronavirus : « L'épidémie doit nous conduire à habiter autrement le monde » » ; interview par Claire Legros, Le Monde, 23 mars 2020.
2- Mais il fait l’erreur de confondre le taux de mortalité avec le taux de létalité (proportion de décès liés à une maladie ou à une affection particulière, par rapport au nombre total de cas atteints par la maladie). Or le taux de létalité du COVID -19 n’est pas comparable au taux de mortalité d’une population générale.
3- Arendt, Hannah, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 2001, p.39.
4- Arendt, H. Condition de l’homme moderne ; Poche; CALMANN-LEVY, 1961, pp. 41.
Bénédicte Lombart : Infirmière, Cadre Supérieure de Santé, Docteure en philosophie et éthique hospitalière APHP, GHU Sorbonne Université, Hôpital St Antoine Membre associé au LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d'étude du Politique Hannah Arendt) (UR 7373)