Que veut dire être « soi-même » en société ? Les individus ne sont-ils pas le produit des sociétés auxquelles ils appartiennent, au point que ce que l’on considère comme individuel serait avant tout social ? Dire « je » ne serait-il pas dire « nous » ? Rencontre avec Valérie Boussard
« Je » de société de Valérie Boussard analyse cinq dimensions de la présentation de soi en société : le nom, le corps, le sexe, la langue et la profession, pour montrer que ce qui paraît comme le plus singulier, le plus spécifique, voire le plus naturel et spontané de l’identité individuelle, est à comprendre comme le produit de différents cadrages ou encadrements sociaux. Il souligne également les jeux qui restent possibles à l’individu pour négocier son identité et la faire valoir socialement.
L’auteur nous en dit plus dans cette interview :
« Je » de société pose la question de notre authenticité face aux autres. Il critique l’idée selon laquelle l’identité d’un individu est singulière, librement déterminée, parfois enfouie sous des jeux d’apparence, mais dont il est possible de retrouver l’essence, après un travail particulier sur soi, ce que préconise le développement personnel. A l’opposé, votre approche sociologique développe ce qui dans les différents jeux du social fabrique des « je » de société, des identités multiples : devrions-nous donc comprendre que quand on croit être soi-même, on est toujours un peu un miroir de la société ?
Pour être soi-même, il faut pouvoir avoir des mots, des références pour exprimer cette individualité. Or ceux-ci sont donnés par la société dans laquelle évolue l’individu.
L’identité d’un individu est bien singulière, au sens où l’individu est unique. Mais cette singularité est prise dans un cadre social : elle se donne à voir à travers des catégories qui sont collectivement partagées, qui lui donnent du sens.
Cette singularité est par ailleurs le produit de la société : l’individu porte les caractéristiques du groupe social auquel il appartient et qui l’a conduit à être ce qu’il est. L’expression « miroir de la société » est un peu trompeuse car elle fait de l’individu un pur décalque de la société, comme si celle-ci était d’ailleurs unique. Si cela était vrai, tous les individus se ressembleraient, en tous points. Il faut plutôt imaginer la société comme un ensemble de groupes sociaux divers et chaque individu dans une intersection particulière de ces derniers. Plutôt que le reflet d’un miroir, il est le résultat d’une série de reflets, qui dépendent des jeux de miroir particulier dans lesquels il est pris.
Si dire « je » serait dire « nous », si le moi est social, de quel « nous » parle l’individu quand il dit « je » ? car ce n’est pas à un seul groupe qu’appartient un individu.
L’individu est toujours à l’intersection de plusieurs groupes sociaux : famille, classe sociale, genre, nation ou territoire, religion, profession, ethnie, filiation, politique, etc. Il peut soit revendiquer une appartenance, et pouvoir dire « nous » en parlant du groupe, soit être identifié comme appartenant à ce groupe, malgré lui. On voit ici toute la complexité de ce moi social. L’individu peut mobiliser plusieurs « nous » pour se définir, selon les situations ou selon les moments de sa vie. Mais il peut être identifié aussi à plusieurs « nous », ou encore à plusieurs « eux », et ces identifications peuvent ne pas correspondre à l’identité qu’il se donne à lui-même.
Vous mettez en avant cinq critères pour se présenter en société : Nom, corps, sexe, langage, profession. Comment ces différents « je » se rencontrent-ils ? Que révèlent-ils du rapport entre identité individuelle et identité collective ?
L’identité se donne en effet à voir à travers 5 dimensions de la présentation de soi. Le nom en est la première manifestation. Il est souvent suivi de la dimension corporelle par laquelle l’individu apparaît aux yeux des autres (visage, taille, corpulence, couleur de peau, gestes, vêtements, etc.). Le sexe attribué à l’individu et l’ensemble de ses caractéristiques genrées participe aussi très fortement de l’identité individuelle. La façon dont l’individu s’exprime, par une langue spécifique ou un type de langage donne encore une autre face de l’identité. Enfin, la profession ou l’emploi occupé, par l’individu ou les membres de sa famille participent à le définir.
Chacune de ces dimensions peut agir seule pour présenter l’identité. Mais la plupart du temps, elles sont combinées. Cette combinaison peut être problématique quand elle fait émerger, aux yeux de soi ou des autres, des incohérences : un nom qui ne traduit pas la profession, un corps qui n’exprime pas le genre voulu (ou perçu), etc. Ces failles dans l’identité individuelle s’expliquent par la dimension sociale de celle-ci. Un nom, un corps, un sexe, une langue, une profession ne peuvent s’interpréter qu’à travers les significations sociales qui leur sont données et toute identité individuelle ne se structure donc qu’à travers des identités collectives.
« Etre soi » est impossible et Ne pas « être soi » est impossible ? Pouvez-vous en dire plus à nos lecteurs pour trouver l’alchimie qui combinerait ces 2 paradigmes.
L’idée « qu’être soi » est impossible signifie que l’identité individuelle a toujours à voir avec des dimensions sociales, donc collectives et partagées. Pourquoi alors dire que ne pas « être soi » est impossible ? Il s’agit ici de rendre compte des jeux possibles avec l’identité. Celle-ci n’est pas une et intangible. Elle est multiple et changeante. Mais quand l’individu change d’identité, en fonction des situations, du temps, des interlocuteurs avec qui il interagit, il reste toujours lui-même. Il n’est pas un autre, mais une autre représentation de lui-même.
Si dès lors que les individus ne peuvent être pensés comme des êtres singuliers, autodéterminés, reste-t-il malgré tout à l'individu une marge de liberté pour résister à l'identité qui lui est donnée par autrui ?
Dès lors que les individus ressentent un écart entre l’identité qu’ils se donnent et celle que leur donne autrui, ils ont la possibilité de résister à cette assignation identitaire. Mais celle-ci peut prendre des formes différentes, plus ou moins radicales. Ils peuvent chercher à transformer les dimensions de leur identité (nom, corps, sexe, langue, profession) pour essayer d’être définis par autrui dans le sens qui leur convient, en collant aux identités sociales. Ils peuvent aussi changer de groupe social pour rejoindre un groupe dont ils se sentiront plus proches et dans lequel la contradiction entre identité pour soi et identité pour autrui n’existera plus. Ils peuvent aussi s’engager dans des mouvements sociaux afin de faire reconnaître l’identité qu’ils revendiquent ; ces mêmes mouvements pouvant ensuite participer à de nouvelles identités sociales et donc à de nouvelles lectures des identités individuelles.
A quels publics destinez-vous votre ouvrage ?
« Je » de société s’adresse bien sûr aux étudiants de sciences humaines et sociales, mais aussi à toute personne intéressée par les questions d'identité individuelle et de développement personnel. Il paraît dans la nouvelle collection SOCIOLOGIA Armand Colin, qui propose des livres éclairants, scientifiquement bien informés, tout en restant accessibles, pour explorer et décrypter les principaux aspects de la vie sociale. Une nouvelle collection pour tous ceux qui veulent mieux comprendre, en les aidant à voir l’envers du décor !