Entretien avec Jean-Charles Cailliez, notre expert du mois, directeur d’HEMiSF4iRE et vice-président Innovation de l’Université Catholique de Lille
Quel rapport y a-t-il entre un enseignant et un designer ?
A priori, aucun ! Quel point commun entre un professeur et un architecte ? Pas plus ! Pourquoi alors s’intéresser au codesign lorsque l’on enseigne ? En quoi les méthodes inspirées du design thinking peuvent-elles stimuler la pédagogie, voire l’innovation pédagogique ? Un élément de réponse est apporté ici avec l’expérience de « classe renversée »[1], telle qu’elle est pratiquée à l’Université Catholique de Lille dans un cours de génétique moléculaire.
Le design thinking qui signifie littéralement « penser le design » est une méthode d’origine californienne qui permet d’aborder l’innovation de manière intuitive. Elle le fait dans une démarche systémique et intuitive en s’appuyant sur des processus de créativité en mode co-élaboratif qui impliquent dès le départ l’utilisateur final. Le design thinking est le contraire d’un processus linéaire, issu d’un mode de pensée analytique, que l’on retrouve fréquemment dans l’éducation en format académique. Il s’agit plutôt d’un ensemble de chemins et d’espaces qui se croisent et s’entrecroisent pour produire de l’innovation en matière de produits, services ou management au bénéfice de l’usager.
Comment alors s’inspirer de cette façon de travailler en mode itératif et collaboratif dans le monde de l'éducation ?
Peut-être en se disant que la pratique de l’innovation pédagogique consiste aussi à travailler différemment avec ses élèves et de manière plus collaborative pour ne pas se concentrer uniquement sur la transmission de la connaissance. Du design thinking au service de l’innovation pédagogique en quelque sorte !
Convenons-en, une classe ne devrait plus se limiter à un alignement d’élèves faisant face au professeur. L’image de « petites têtes blondes », bien alignées en rangées régulières qui écoutent sagement le professeur leur donner la leçon est déjà d’un autre temps. Ne serait-ce que parce les élèves d’aujourd’hui sont incapables de se concentrer plus de vingt minutes à réaliser la même tâche. Le professeur non plus d’ailleurs ! Alors, dans une salle de classe avec une organisation aussi régulière dans l’espace qui n’a très certainement pas été imaginée par des architectes ou des designers, force est de constater que ne sont pas réunies toutes les conditions qui permettent d’enseigner et d’apprendre avec pédagogie.
Alors que faire ?
Peut-être s’inspirer d’autres méthodes en d’autres lieux qui invitent à travailler de manière plus collaborative, mais aussi de stimuler la créativité, d’augmenter la motivation et l’engagement de chacun, à la fois apprenants ou sachants. Des méthodes inspirées du codesign (travailler en mode co-élaboratif) et du design thinking (penser de manière systémique et intuitive). Sans devenir pour autant designer, l’enseignant peut imaginer aborder le travail en classe de manière vraiment différente.
Dans les cours en « classe renversée », tels qu’ils ont été imaginés puis expérimentés à Lille, et qui sont inspirés de méthodes en do it yourself, les étudiants sont regroupés en fonction de leur complémentarité, notamment par équipes mélangeant des profils de niveaux académiques différents. Ils travaillent d'une façon qui n’a plus rien à voir avec celle de la salle de classe ou de l’amphithéâtre classiques. Ils travaillent en îlots de 6 à 7 personnes avec la possibilité de se déplacer comme ils l’entendent tout au long de la séance, ce qui les invite à interagir les uns avec les autres, comme cela est courant en codesign.
Ce niveau d’interactions, voire même l’interaction elle-même, n’existe pas quand on leur dispense un cours de manière « normale », c’est-à-dire « magistrale ». En faisant interagir les élèves en équipes, on arrive à créer de petits écosystèmes dans lesquels se crée le bon équilibre entre les différents profils. Dans la « classe renversée » qui se distingue de sa cousine « inversée », car ne fournissant pas aux élèves le contenu du cours, ceux-ci doivent le construire par eux-mêmes et tester leur production sur le professeur, devenu pour l’occasion le seul « élève » de la classe (d’où le nom de « classe renversée »). C'est assez réussi, si on les interroge au fur et à mesure des séances car ils apprennent à rechercher par eux-mêmes les informations nécessaires à la construction du savoir, à les trier avec discernement, à interagir entre eux… donc à apprendre différemment !
De la même façon qu’en design thinking, la diversité des profils est un critère de réussite, sachant que chacun d’entre eux devra apporter sa contribution au groupe. Une place est donnée à chaque apprenant en mixant les niveaux de connaissances et de compétences. C'est une forme de lutte contre la standardisation ou les classements qui stimule l’esprit compétitif. Ici, c’est plutôt la coopération, voire la « coopétition » parfois quand il y a de petits challenges entre les équipes, qui est privilégiée telle qu’elle est pratiquée par les designers qui savent que la diversité des personnes dans un groupe permet l’émergence d’un travail de qualité… un véritable travail d’équipe !
Ainsi, les fondamentaux du design thinking peuvent aisément être comparés à ceux d’un enseignement interactif, voire co-élaboratif, comme celui qui est favorisé dans la « classe renversée ». Jugez-en plutôt… En codesign, on cherche d’abord à réorganiser l’espace de la manière la plus fonctionnelle possible. Il n’y a pas de modèle reproductible à l’identique. On ne clone pas de solution miracle. La disposition de l’espace, comme dans un tiers-lieu (intermédiaire entre le monde du travail et celui de la famille et des loisirs), peut changer en fonction des situations, de la nature du travail, des solutions que l’on veut produire en réponse à une problématique. On est à l’écoute du terrain et des utilisateurs. Le cœur de la méthode pour cela, c’est le design, en d’autres termes la planification de l’espace et son articulation avec les méthodes de travail, suite à une étude bien pensée. On va ainsi disposer chaque séquence de travail, chaque exercice ou chaque présentation de la manière la plus optimale possible. Rien n’est uniformisé.
Dans la « classe renversée », il en est de même. L’espace est organisé en îlots amovibles et non plus en rangées de chaises et de tables. Une classe active n’est pas un quadrillage d’élèves bien sages et bien rangés ! En fonction des séquences et des exercices, on peut transformer cet espace pour tout ou partie de sa surface. Cela est laissé à la volonté des élèves qui vont pouvoir réorganiser la disposition du mobilier dans la salle de classe, y compris pendant les séances de cours. Ainsi, pour travailler à la construction d’un chapitre, préparer une présentation, dessiner des schémas sur les murs en Velléda ou sur des tableaux montés sur roulettes, ils ont besoin de se disposer de manière différente et ne s’en privent pas !
Le design thinking privilégie les interactions bénéfiques entre les personnes. On parle de multi-coopération sur un espace restreint. Dans une « classe renversée », on va organiser la diversité dans chaque équipe d’étudiants de manière à ce que les tâches puissent être réparties en fonction des compétences. Cela se fait grâce à un casting réfléchi. Les équipes sont composées d’étudiants de niveaux scolaires différents, allant de ceux qui sont parfaitement adaptés aux méthodes d’enseignement académiques, habitués à avoir de très bonnes notes, à ceux qui ont le plus de difficultés à suivre en cours, que ce soit en raison de problèmes de compréhension ou de mauvaise adaptation au système éducatif. Ils vont donc interagir de manière différente, mais complémentaire, en essayant de mettre à profit cette diversité au service du groupe. Les étudiants considérés comme les « meilleurs » peuvent se mettre au service des autres pour les aider à mieux comprendre, les autres devenant à leur tour les « meilleurs », mais différemment, pour aller chercher de l’information sur le net qui devra être digérée par la suite. Dans chaque équipe, des personnalités s’expriment davantage en fonction des missions ou des exercices à réaliser. Certains étudiants prennent quelques ascendants sur les autres ou un peu plus de responsabilités, mais rien ne perturbe vraiment l’organisation du groupe qui se fait sans aucune forme de hiérarchie.
En design thinking, chaque fonction qui bénéficie à la production d’idées doit être remplie par plusieurs intervenants. Dans la « classe renversée », chacun s’efforce de travailler pour que le chapitre du cours soit construit le plus efficacement possible et de manière à être compris par les autres. On remarque que les étudiants les plus effacés se concentrent mieux dans la recherche de documents ou d’informations que ceux qui parfois prennent plus souvent la parole. Leur travail de chacun enrichit celui du groupe sans qu’il n’ait besoin de se faire une place de leader ou de responsable. En fonction des activités de recherche, de rédaction, d’explications, de présentation, ce ne sont pas toujours les mêmes qui se montrent les plus actifs. Il n’est donc pas nécessaire de réguler le niveau des personnalités dans chaque équipe. Cela se fait de manière intuitive.
En design thinking, on cherche à densifier et intensifier la production d’idées en petites équipes qui peuvent conduire à des livrables différents.
On est à l’opposé d’une production unique comme s’il n’y avait qu’une seule vérité, une seule bonne réponse à apporter à une question. Dans la « classe renversée », on s’éloigne aussi d’une production exhaustive d’un savoir unique. Cette méthode ne permet pas en effet de couvrir 100% du contenu qui est transmis aux étudiants de manière magistrale et dont on sait par ailleurs qu’ils n’en assimilent pas la totalité… loin de là pour la majorité d’entre eux. Elle consiste à leur faire produire les deux-tiers ou trois-quarts qu’ils comprennent habituellement par les méthodes d’enseignement classiques (en particulier, les notions fondamentales), mais qu’ils assimileront mieux et retiendront de manière plus durable. Les enseignants qui pratiquent les pédagogies actives doivent lutter contre la « programmite », sorte de syndrome qui leur fait croire qu’ils n’ont pas fait leur travail correctement si la totalité du programme n’a pas été bouclée avec l’exhaustivité des connaissances à transmettre. Dans la « classe renversée », on privilégie la qualité de ce qui est produit en petites équipes et assimilé par l’ensemble des étudiants au détriment de ce qui n’est perçu habituellement que par les majors de promotion.
Rien ne se jette en design thinking. Il s’agit de récupérer, faire circuler et utiliser des propositions d’idées qu’elles soient gardées ou pas dans un premier temps ou que l’on imagine s’en servir plus tard pour d’autres usages. Tout peut être recyclé et réutilisé. Dans la « classe renversée », les étudiants recherchent des informations sur le web, dans les bibliothèques numériques en réseaux, dans les ouvrages sous toutes leurs formes. Ils peuvent s’échanger entre équipes ce qu’ils trouvent et même recycler de bons schémas ou de très explicites illustrations. Rien ne se jette non plus qui contribue à la bonne compréhension du cours. Même les questions de contrôle continu ou d’examen peuvent être récupérées avec pour chacune d’entre elles, les différentes façons d’y répondre. Tout est bon à analyser puisque le professeur ne fournit plus le cours avec ses illustrations. La diversité des sources s’en trouve élargie qui permet d’année en année et par esprit de recyclage de compléter et d’actualiser ce qui constituera le contenu des chapitres construits par les promotions successives d’étudiants.
Le design thinking privilégie l’autonomie individuelle et la créativité collective à la rentabilité et la production uniforme en masse.
Il invite à produire des idées nécessaires et suffisantes pour assurer l’essentiel de ses besoins. Inutile de surproduire. On se contente de ce qui est vital et qui peut être consommé directement ou stocké, voire transformé pour un autre usage.
De même, le but de la « classe renversée » n’est pas de produire le plus de connaissances possibles à travers des kilomètres de chapitres rédigés les uns à la suite des autres. Il s’agit de produire ce qui est juste nécessaire et suffisant à la bonne compréhension des notions correspondant au programme de l’année. En cela, elle s’avère rentable car le temps passé en cours est focalisé sur ce qui sera compris par les étudiants et uniquement. Au sujet de l’autonomie, c’est dans la méthode de production des connaissances que la « classe renversée » se distingue des pédagogies classiques. L’organisation du travail peut être différente d’une équipe à l’autre, selon la décision de ses membres. Le travail de chacun est distribué en fonction des envies. Une très grande autonomie est laissée à chaque équipe dans la façon d’organiser le temps de recherche des informations, la rédaction des chapitres, la construction des questions pour l’examen. Il s’agit juste de respecter les livrables pour le bon fonctionnement de l’ensemble du travail de la promotion et la cohérence dans l’avancée du cours. A titre individuel, l’autonomie est aussi la règle du jeu dans la mesure où chaque étudiant peut choisir la manière qui lui convient le mieux pour contribuer au travail collectif, que ce soit en faisant des recherches bibliographiques, en rédigeant, en expliquant aux autres ou en participant aux présentations orales. Dans chacune de ces tâches, il progressera en compétences d’une manière différente de ses camarades de classe.
Impliquer l’utilisateur dès les premières étapes du processus de créativité
Une particularité du design thinking est qu’il implique l’utilisateur dès les premières étapes du processus de créativité, puis tout au long de l’expérimentation qui va permettre de transformer les idées produites en véritables usages, c’est-à-dire en innovation. Les usagers ne sont plus uniquement les consommateurs finaux mais ils participent à l’élaboration des solutions innovantes. Leur avis compte dès le départ. Dans la « classe renversée », il en est de même. La méthode pédagogique ne leur est pas imposée de manière stricte. Les étudiants sont associés à son évolution. Ils peuvent ainsi à la fin de chaque séance noter ce qui leur a convenu et qui facilite leur processus d’apprentissage et ce qui ne leur pas convenu. Il leur est possible à chaque séance de faire des propositions au professeur de manière à changer la nature ou la durée de certains exercices, par exemple… voire de choisir des méthodes un peu différentes d’une équipe à l’autre. Innover en mode design thinking ne consiste pas à imposer une autre méthode à ses élèves, mais bien à les impliquer aussi dans l’évolution de cette méthode. Innover en pédagogie, comme en design thinking, c’est « faire avec » !
Enfin, le design thinking ne se limite pas à un mode de production d’idées, aussi innovantes soient-elles, mais aussi à un état d’esprit basé sur les échanges, le partage, le respect des autres aussi bien que celui de son environnement. C’est avant tout une démarche philosophique dont les piliers qui sont le « respect », la « bienveillance » et le « partage » ont le même niveau d’importance. Cette démarche aide à faire évoluer sa façon de faire, à passer d’une approche cartésienne à une approche systémique et holistique. Dans les méthodes de travail collaboratives, comme la « classe renversée », on insiste aussi fortement sur les règles à respecter comme l’écoute, la bienveillance et la tolérance pour réussir dans la réalisation de ses objectifs. On remarque en pratiquant ces approches innovantes les effets positifs sur la dynamique de groupe, l’interaction entre les participants, le potentiel de création collective… en d’autres termes la résurgence du lien social. Au final, un apport bénéfique qui devrait inciter chaque enseignant désirant innover dans ses pratiques pédagogiques à se demander s’il ne pourrait devenir lui aussi un peu designer ?
[1] Jean-Charles CAILLIEZ (Illustrations de Charles HENIN, Préface de Marcel LEBRUN). La classe renversée. L’innovation par le changement de posture,2ème édition, 2019 (ELLIPSES, Paris) - ISBN 9782340-030855