Face à la crise vécue actuellement, les gouvernements doivent réagir rapidement et le plus efficacement possible pour assurer la sécurité de leurs compatriotes. En France, le gouvernement s’est saisi de la situation selon le mode habituel de notre pays : s’appuyer sur des experts, donner des directives, convaincre de s’y conformer, contrôler et sanctionner les écarts.
Au Royaume-Uni, jusqu’au 23 mars, le gouvernement a choisi une voie bien différente. Lui aussi a suivi les experts, mais ceux-ci préconisaient d’atteindre une immunité de masse en laissant le plus de gens possible attraper la maladie dans un premier temps. Les experts de la “Nudge Unit”, très écoutés par le gouvernement, proposaient de différer la fermeture des écoles et de n’interdire les rassemblements que quand le pic de l’épidémie serait proche afin d’éviter la « fatigue » mentale que ces interdictions engendreraient forcément, ce qui pousserait les individus à les contourner. Si l’efficacité des mesures de distanciation sociale allait forcément être limitée dans le temps, il valait mieux les garder pour le plus tard possible. Mais « nobody is perfect » et dans le même temps, un nudge était largement utilisé au risque de provoquer lui aussi de l’usure : celui du lavage systématique des mains. Au final, le 23 mars, le gouvernement a décrété le confinement même si au vu des chiffres - 665 nouveaux cas recensés au 23/3/2020 vs 1559 en France le même jour) le pic n’est pas atteint.
2 systèmes de pensée de notre cerveau
Ces deux approches rappellent les travaux sur les 2 systèmes de pensée de notre cerveau, de Daniel Kahnemann, Prix Nobel d’économie en 2002, qui parle de Système 1 et Système 2 (voir également ce lien) . Le Système 1 est le mécanisme de pensée automatique, incontrôlable et fulgurant qui se met en place par association d’idées, d’expériences passées et d’émotions. Il nous fait agir intuitivement, dans toutes les routines qui ne nécessitent pas un engagement cognitif fort, mais aussi lorsque nous devons prendre une décision dans des situations d’incertitude. Il est à l’origine des biais cognitifs, ces erreurs de logique qui nous apportent une vision imparfaite et parfois tronquée de la réalité, mais dans un laps de temps très court ou immédiat. L’économie comportementale propose d’utiliser ces biais pour influencer de manière implicite les choix des personnes. C’est le « nudge » : rappeler de façon systématique le lavage des mains peut inciter à adopter le comportement sans même réfléchir, parce qu’il devient une norme sociale c’est–à-dire un comportement perçu comme commun à tous. On cherche à rendre les individus responsables de leur santé par ce geste barrière (ils ont le choix) sans les forcer à se confiner.
Pays de Descartes, la France valorise quant à elle le raisonnement et la rationalité à l’œuvre dans le Système 2, ce qui demande bien plus d’effort que le recours au Système 1. Avec le Système 2, on analyse les informations disponibles, on les complète éventuellement, et on les traite avant d’agir en toute connaissance de cause. C’est le système de la pensée scolaire, qui se structure plus lentement au cours de notre évolution. Mais parce qu’il est long et coûteux en énergie, impossible de l’actionner pour toutes les microdécisions de notre vie quotidienne. Le Système 2 a beau être la référence de notre mode de pensée, 80% de nos actions et réactions proviennent du Sytème1. On a bien vu pendant la première semaine de confinement que la communication raisonnable et raisonnée du gouvernement ne parvenait pas à convaincre une partie de la population, en mode système 1 de déni (aucun risque à se balader au soleil) ou de panique (ruée sur les pharmacies, vols de masques, affolement sur la chloroquine…).
Le marketing social et les nudges
Le marketing social propose une voie alternative, qui utilise les nudges si nécessaire mais qui met avant tout l’accent sur quelques points dont les nombreuses études effectuées depuis plusieurs décennies ont montré l’importance et l’efficacité. La démarche rompt avec la relation des pouvoirs publics « topdown », centralisée, injonctive, visant tout le monde de la même façon. Elle propose une relation qui reconnait l’autonomie des citoyens et la nécessité de valoriser avec eux les comportements à tenir. Cela passe par :
- Définir et proposer des objectifs clairs et explicites. Prises dans la difficulté de gérer à la fois une crise sanitaire et une crise économique majeures, les autorités ne peuvent pas toujours éviter de communiquer des objectifs antagonistes. Encourager l’activité économique ET respecter le confinement sont en contradiction pour beaucoup d’entre nous, comme les artisans ou les agriculteurs. Même si c’est compliqué, il faut penser à clarifier les messages pour être compris et suivi.
- Partir des citoyens et non des experts. Une communication experte et injonctive peut être reçue positivement par une partie de la population mais incomprise ou rejetée par d’autres. La segmentation est l’étude de la population afin de déterminer des groupes avec lesquels on pourra instaurer une communication plus efficace pour parvenir à les engager dans un changement de comportement. Nous avons des besoins, des valeurs, des motivations, des modes de vie différents qui nous font réagir différemment. Par exemple, on pourrait penser que la valeur santé est unanimement partagée. Mais non ! Des travaux ont montré que pour certaines parties de la population, confrontées à des difficultés sociales, économiques et culturelles, la santé, au fond, n’est pas une valeur. Avant de stigmatiser ceux qui ne respectent pas le confinement, peut-on imaginer celui-ci dans la solitude d’un 10 mètres carrés ? Ou un appartement de 30 m2 où s’entasse une famille ? Les adolescents, qui peuvent être porteurs sains, sont à un âge où la mort est difficilement envisageable, pour eux et pour leur entourage et où le risque est valorisé. Malgré une hausse de l’inquiétude enregistrée chez les plus jeunes (74%, +6 points), les 18-24 ans restent la population la moins inquiète vis-à-vis de la propagation du virus. (Sondage ELABE du 25 mars). Leur dire que leur non-respect du confinement fait peser une menace grave sur leur mère porterait peut-être plus que parler d’eux-mêmes ou « des autres », trop abstrait.
- Quelles valeurs peut-on proposer à ces différentes cibles pour positiver les comportements à adopter et les inciter à s’engager pleinement dans le respect du confinement et des gestes barrières ? Comment peut-on mobiliser des approches sociologiques, anthropologiques, pour comprendre ce qui peut aider les citoyens à être partenaires du changement?
- Certaines parties de la population sont fortement sensibilisées, mobilisées, et une communication qui leur montre simplement clairement ce qu’elles doivent faire suffit à adopter les gestes barrières et trouver le moyen de vivre (presque) sereinement le confinement.
- Une partie importante de la population a besoin qu’on aille plus loin. Il ne suffit pas de montrer, mais d’aider à suivre les nouveaux comportements nécessaires. Les nudges y trouvent une utilité, comme le marquage systématique des traits au sol dans les endroits où les gens vont attendre, dans les commerces ou devant les caisses de supermarché. Un peu de peinture peut aider à limiter la contagion en aidant à respecter les barrières. On peut aussi chercher le meilleur moyen de communiquer la valeur de ces nouveaux comportements et utiliser systématiquement des réseaux sociaux ciblés. Une chanson de Goldman sur Facebook a-t-elle réellement des chances de toucher un jeune de banlieue ? Le post d’un rappeur sur Instagram ou autre réseau social sera bien plus efficace pour transformer le confinement en norme sociale et y faire adhérer !
- Enfin, toute population comporte des sceptiques, des récalcitrants qui eux ne pourront pas être enrôlés avant que tout le monde ait adopté déjà les nouveaux comportements. Auprès de ceux-là, il parait légitime d’avoir une action de contrôle et de sanction.
Repenser la commande étatique et centralisée des opérations et valoriser les initiatives des citoyens engagés?
Face à des mesures déjà durcies et sans doute durables, ne pourrait-on pas repenser la commande étatique et centralisée des opérations et donner plus de pouvoir aux élus locaux pour gérer au mieux la situation dans les territoires ? Valoriser les initiatives des citoyens engagés qui fleurissent ? Enfin, mieux comprendre les freins et les leviers à l’adoption du changement de comportement dans certains groupes, identifiés comme partageant des conditions de vie ou des perceptions de la santé qui posent problème, aiderait à dialoguer et trouver des solutions avec eux. C’est encore capital pendant la crise mais cela le sera aussi pour préparer la sortie de crise et l’adaptation au retour à la liberté.
Patricia Gurviez et Sandrine Raffin sont auteures de Nudge et Marketing social, Clés et expériences inspirantes pour changer les comportements